Résidence – Un ennemi du Peuple
Thibaut Wenger
Résidence : 17 novembre > 3 décembre 2021
« Mes chers concitoyens, j’ai des révélations à vous faire. C’est pour cela que je suis ici ce soir. J’ai à vous révéler une découverte d’une toute autre portée que l’empoisonnement de nos conduites d’eau. Ce que j’ai découvert, c’est que toutes les sources morales de notre existence sont empoisonnées, que toute notre vie sociale repose sur le sol pestilentiel du mensonge. »
J’ai demandé à Jean-Marie Piemme d’écrire une adaptation et de m’aider à approcher cette machine à scandales (et à problèmes) frontale et furieuse, qui occupe une place à part dans l’œuvre d’Ibsen, mineure dit-on parfois.
Entre vaudeville, tribune d’agit-prop, tragédie antique et polar politique, elle dresse un portrait terrifiant de la société bourgeoise norvégienne de la seconde moitié du 19e siècle, confrontée aux premières grandes crises du capitalisme, et spectatrice pusillanime d’un monde qui court à sa perte. Ibsen n’épargne personne, ni les intellectuels progressistes et leur bonne conscience, ni les politiques et financiers irresponsables et cyniques auxquels ils sont confrontés. Thibaut Wenger
Synthèse d’échanges entre Jean-Marie Piemme et Thibaut Wenger :
TW : Prozor, dans la préface de sa traduction, voit en Thomas un grand destin qui se révèle à lui-même.
Pour ma part j’aimerais essayer d’y lire l’histoire d’un bourgeois de province qui s’invente un grand destin… Une sorte de trajectoire de martyr narcissique. Mais j’ai aussi d’autres personnages en tête, Nora, Alceste, et je cherche à naviguer entre la comédie et un mouvement plus profond, le désir d’une autre vie…
A quel pouvoir Thomas aspire et quels sont les liens avec Nietzsche, la Volonté de puissance ?
JMP : Je ne sais pas si Ibsen avait lu Nietzsche. La volonté de puissance chez Niestzche est d’abord façonnement de soi-même. Ce n’est pas une valeur sociale, ce n’est pas devenir un homme important dans la société. C’est se construire une personnalité au-dessus du commun. Il y a un peu de cela chez Stockmann, sauf que me paraît peu nietzschéen le désir de reconnaissance que le docteur manifeste souvent. Plus que du modèle du « surhomme » Stockmann me semble relever du modèle du sauveur avec ce qu’il y a de reconnaissance à la clé. Plus qu’à son œuvre philosophique, le trajet que Ibsen donne au docteur ferait plutôt écho au trajet biographique de Nietzsche, allant de la maîtrise de la pensée à la folie.
Quant à la question du pouvoir, on peut considérer que Peter est le détenteur du pouvoir, sans forcément chercher à préciser lequel… Au passage, je fais remarquer que le frère puissant s’appelle Peter (Pierre) comme le saint qui est censé être le chef de l’église et que l’autre frère s’appelle Tomas, le saint qui ne croit que ce dont il a la preuve, attitude digne d’un savant. Pour qualifier Peter, certaines traductions disent le maire, le préfet, le Bailli… (il s’agit en fait d’un haut fonctionnaire au service de la couronne suédoise). Ça flotte, et s’il faut une référence on peut dire que les procureurs aux USA sont à la fois des fonctionnaires du ministère de la justice et sont néanmoins élus. Et qui vote ? Les propriétaires et les petits propriétaires (en Norvège le suffrage censitaire élargi en 1884 devient universel en 1898.)
Du point de vue du présent, la pièce présente cette difficulté : pour la monter aujourd’hui, il faut aller contre l’interprétation d’Ibsen lui-même. Il est clair qu’Ibsen parle derrière Stockmann. Or, cette parole n’est plus audible aujourd’hui. Mais ton idée d’un désir d’une autre vie n’est certainement pas absente de la pièce. Désir d’une vie régie par la seule vérité. Désir d’une vie où la contradiction n’existe pas. Désir d’obtenir une place de choix dans cette vie de Vérité. En attendant, une vie plus confortable que celle de l’exil le séduit. Un intérieur chaleureux, boire modérément, bien manger (une petite parenté avec le Galilée de Brecht, lui aussi est un savant qui aime bien manger).
Sa fille Petra rêve aussi d’un autre enseignement. C’est sa groupie, sa disciple. C’est quand Stockmann parle du bonheur des certitudes scientifiques que cela se complique. Car il en parle dans un oubli complet des contradictions sociales.
Au temps du Covid, cela renvoie au conflit des scientifiques et des politiques sur la question du confinement. Peter incarne une vision « trumpienne » de la gestion de la crise : économie avant tout, là où Stockmann incarne une intransigeance scientifique, mais une intransigeance qui vire à la névrose, qui se manifeste comme un intérêt objectif traversé par un intérêt subjectif. Là Nietszche pousse son nez, lui qui a mis le doigt sur le fait que nos valeurs les plus nobles sont toujours sous-tendues par des intérêts pulsionnels. Mais ce n’est pas là-dessus qu’Ibsen souhaite insister, il est pour ainsi dire nietzchéen malgré lui, nietzschéen sans le savoir. Sa visée à lui, c’est l’idée du marécage. La contagion biologique de la maladie devient la contagion d’une société entière.
L’épidémie a pour ainsi dire une valeur de révélateur du fonctionnement social.
Aujourd’hui il y a des voix en Europe à gauche comme à droite pour dire que la parole politique a démissionné devant la parole scientifique. La société corrompue des propriétaires et des petits propriétaires de la pièce s’opposait via ses représentants à la vérité de Stockmann. Aujourd’hui, il semblerait que ce soit l’inverse. Dans cette hypothèse, l’ennemi de Stockmann ce ne sont plus les propriétaires petits et grands, mais, je dirais pour aller vite, tous les partisans de la théorie du complot, ceux qui voient le Covid comme un virus chinois destiné à saper l’économie américaine ou ceux qui d’une façon plus générale croient qu’il existe un complot mondial destiné à imposer au monde des normes nouvelles.
Vu sous cet angle, un Stockmann qui saurait distinguer les intérêts objectifs de la vérité, sans les laisser se contaminer par les intérêts subjectifs, pourrait de nouveau apparaître comme un héros positif. Il resterait celui qui porte l’esprit des lumières contre les nouveaux obscurantistes, quitte à être vaincu.
Mais la pièce n’offre guère de pistes pour aller dans ce sens-là. Elle est trop chrétienne pour cela, elle s’obstine à montrer un homme qui sacrifie sa vie et celles des siens pour la rédemption d’une l’humanité qui n’en veut pas. Il y a un devenir christique de Stockmann. C’est le soubassement de son devenir sectaire possible. Quand vous êtes seul face au monde et que ce monde refuse de vous entendre, il reste l’enfermement sectaire.
Seuls les trois premiers actes présentent un conflit équilibré : dire la vérité / taire la vérité. Après, la pièce réaliste et objective jusqu’ici bascule dans un subjectivisme exterminateur où la vérité est moins une valeur dynamique qu’un fétiche au nom de quoi il faut invalider l’autre pour rester soi-même.
Au fond, on pourrait dire que Stockmann nous apparaît comme un adulte relativement raisonnable et lucide pendant trois actes et devient un adolescent insupportable dans les deux autres. Un adolescent qui fait de « dire la vérité » une composante de son identité et se lance dans une radicalité perdue parce que le réel n’est pas conforme à ses désirs. La quête identitaire / adolescente de la vérité a pris le pas sur la quête rationnelle / adulte.
Nora, Alceste, oui, il y a une proximité de Stockmann avec d’autres radicaux impliqués dans un affrontement avec la société. Mais de grandes différences aussi. Nora pose un acte avec un but : se construire comme sujet. Son départ « pousse » pour ainsi dire la société vers une transformation. Au contraire, Stockmann parle, se referme sur une île fantasmatique, il réduit la société à sa société, il la sectarise. Quant à Alceste, dirait-il « l’homme le plus fort au monde est l’homme qui est le plus seul »? J’en doute. Alceste est caractériellement misanthrope, ce que n’est pas Stockmann. C’est le refus du monde d’adhérer à sa passion de la vérité qui le pousse à sortir des rails.
TW : Dans le quatrième acte, il y a aussi une volonté kamikaze de ne pas se défendre, de ne pas laisser la possibilité de se faire comprendre, un sabordage… Cela ne me semble pas être de l’ordre de l’acte manqué, Stockmann n’agit pas contre lui-même comme un personnage de Kleist, il y a une certaine forme de logique, de projet obscur, une volonté de destruction, de soi, de la société, du pouvoir, de son frère…
Bien entendu il y a certainement le nihilisme de l’époque qui parle en lui mais il y aussi quelque chose qui m’échappe dans la construction.
JMP : Dans la pièce, l’acte 3 est central, c’est l’acte de la bascule. Jusque-là, nous sommes avec Stockmann, le texte nous conduit à partager ses enthousiasmes, même si on peut parfois les trouver un peu puérils (le rôti, par exemple). A l’acte 3, nous voyons les premières manifestations de son aveuglement. Notamment parce que le point de vue du spectateur a changé. Le spectateur sait que Aslaksen et Hovstad ne soutiendront pas le docteur contre le préfet. Et il voit un Stockmann inconscient de cette situation s’imaginer qu’on pourrait lui faire une fête et s’offrir le luxe de la refuser. À partir de là, Ibsen construit l’acte 4 sur un mode a priori réaliste, Stockmann s’explique pendant le débat. Mais ces explications sont traversées de fantasmes, de bouffées délirantes.
L’acte 4 est étrange par la longueur de la prise de parole du docteur. Il y a là quelque chose de déséquilibré. La confusion permanente entre le rationnel et le fantasmatique se marque d’abord là : dans un trop de mots, dans un abus de paroles. Stockmann parle tout seul. Il offre le spectacle d’un homme qui dérape, qui est en train de perdre pied. La difficulté de l’acte tient évidemment à ce que le spectateur actuel soit sensible à l’argumentation du « seul contre tous ». Le romantisme aime les héros solitaires et mal barrés. L’argumentation est pourtant contredite par l’excès de mots et par la logique qu’ils charrient.
D’une certaine façon, on pourrait dire qu’Ibsen a piraté son propre message. L’homme Ibsen pense comme Stockmann. Mais l’écrivain Ibsen a introduit des contre-feux qui empêchent d’adhérer pleinement au message.
Je me suis demandé ce qu’on perdait en supprimant l’acte 4. Sur le plan narratif, la prise de parole correspond au message que Stockmann devait publier dans le journal. Cette prise de parole aura des conséquences exposées dans l’acte 5. Et donc, si l’acte de diffusion est montré d’une façon ou d’une autre, même brève et silencieuse, on passe facilement du 3 au 5. Car, sur le plan du contenu, rien de nouveau, c’est le développement du thème de la corruption déjà présent. Si on le supprimait, le spectateur n’y perdrait qu’un message idéologique. Le perdant, ce serait Stockmann lui-même dont le caractère se verrait considérablement réduit. Il y a quelque chose de suicidaire dans sa prise de parole.
Un autre point de bascule dans l’acte 3 se situe dans le refus des grands propriétaires de financer les travaux de réparation. Ce refus semble aller de soi, ne pas poser problème puisque Peter se replie sur la collectivité. Aujourd’hui, on peut estimer que cette « normalité » est contestable : l’idée que les pollueurs doivent être les payeurs a fait son chemin. À remarquer aussi que Peter aurait réfléchi à des possibilités de réparations compatibles avec les finances. Ce point d’équilibre entre finance de la ville et garantie sanitaire n’est jamais recherché par Stockmann. Stockmann vit dans un monde pour lui sans contradictions. Autant dire qu’il n’a pas accès au raisonnement politique. Le raisonnement politique serait soit de combattre les grands propriétaires qui ne veulent pas investir dans les réparations, soit de trouver un point d’équilibre entre économie et santé, ce qui est proprement la tâche du politique, en quoi Peter est dans son rôle. Mais Stockmann pratique une logique sanitaire impérialiste.
Cela pose la question de savoir quel traitement réserver à Peter dans le spectacle. Doit-on en faire un repoussoir manipulateur, comme le veut Ibsen, me semble-t-il, ou bien lui accorder quelque crédit ?
Après tout, le point de vue économique ne peut pas être purement et simplement balayé, on le voit aujourd’hui. Donne-t-il l’impression d’une vraie force ? Faut-il en faire un puritain coincé, comme semble le montrer le premier acte, ou au contraire accréditer ce qu’il dit de Stockmann ?
TW : Peut-être que Stockman a en effet, d’entrée de jeu, quelques soucis avec ce qu’on nomme le sens des réalités, qu’il est fondamentalement inadapté aux aspirations bourgeoises, et qu’en dépit de ses efforts, de sa fierté pour son abat-jour et son rôti, pour cette nouvelle vie confortable après des années de pain noir et d’exil, la première bactérie venue lui permettra de se réconcilier avec son hors-cadre, avec sa détestation de la bourgeoisie et de la politique, de saccager cet ennui, de retourner à une autre forme de désert, cette fois-ci non plus au nord mais en campant au milieu de son salon, où le vent froid qui pénètre par ses fenêtres brisées fait monter en lui une sorte d’extase anarchiste plutôt lumineuse.
JMP : Pour Stockmann, il faut chercher à donner à voir, avec les moyens du théâtre, qu’il ne fait rien comme tout le monde : jouer avec son côté narcissique, capricieux, fantasque, illuminé, enfantin, tout mû par un idéalisme dangereux, tout ému de la jouissance qu’il tire de ses actions. S’amuser de son besoin de reconnaissance, de l’appétit de visibilité qui le travaille, comme un enfant qui cherche à se faire remarquer. Et naviguer sur des flux d’énergies contradictoires, entre le bien-fondé du discours de vérité, et le cul-de-sac des débordements narcissiques du combattant qui torpillent son propre combat. Le choix de Nicolas Luçon me semble très bien vu. C’est un excellent acteur qui ne tombe pas spontanément dans le naturalisme. Il peut décaler son jeu, incarner ce côté fantasque.
Mise en scène Thibaut Wenger
Avec : Nicolas Luçon, Emilie Maréchal, Sarah Ber, Pedro Cabanas, Denis Mpunga, Marcel Delval, Michel Lavoie, René-Claude Emery, Joséphine de Weck – Dramaturgie Jean-Marie Piemme – Scénographie Arnaud Verley – Costume Claire Schirck – Lumières Matthieu Ferry – Sons Geoffrey Sorgius – Musique Grégoire Letouvet – Assistanat Laura Ughetto – Production Patrice Bonnafoux – Direction technique CH Olivier Rappo – Assistanat CH Yann Hermenjat – Administration Juan Diaz