Prix Maeterlinck de la Critique

5 prix pour les artistes et projets soutenus par le Théâtre Océan Nord et le Prix Bernadette Abraté pour Isabelle Pousseur

Isabelle Pousseur, metteuse en scène, fondatrice et directrice artistique du Théâtre Océan Nord, honorée du Prix Spécial Bernadette Abraté pour son rôle actif dans la culture.

Meilleur Spectacle
Final Cut, de Myriam Saduis avec la collaboration d’Isabelle Pousseur.
Dates et informations

Meilleur Seul en scène
LEGS « suite », de et avec Gnoula Edoxi Lionelle, m.e.s. Philippe Laurent
Dates et informations

Meilleure Découverte
Partage de Midi, de Paul Claudel, m.e.s d’Héloïse Jadoul
Plus d’informations

Meilleure Comédienne
Myriam Saduis dans Final Cut

Meilleure Espoir féminin
Sarah Grin dans Partage de Midi

Quand on reçoit un prix comme celui-là, on peut avoir peur que cela ne ressemble à un enterrement, à une consécration statufiée qui signerait la fin de quelque chose. Quand j’essaie de regarder en arrière je me prends parfois à penser à la fin du Temps retrouvé, le dernier volume de La Recherche du Temps perdu de Proust et à cette image si forte des hommes perchés sur de très hautes échasses, de plus en plus hautes à mesure que le temps passe et qu’ils vieillissent et de plus en plus instables à mesure qu’elles s’allongent et du haut desquelles les hommes finiront tous un jour par tomber. Et Proust qui n’est pas si vieux à ce moment-là, les trouve déjà très hautes et espère qu’elles tiendront le temps qu’il écrive son œuvre.

Donc j’ai parfois le vertige, quand je contemple ou me souviens de mes spectacles, des lieux de théâtre que j’ai arpentés et dont j’ai connu plusieurs directeurs successifs, mais le vertige le plus intense vient quand je mesure le nombre toujours plus grand de mes anciens étudiants, et tous les âges qu’ils ont, entre 20 et 60 ans puisque j’ai commencé à enseigner y a plus de 35 ans maintenant, qu’à ce moment-là pas mal d’étudiants avaient le même âge que moi, ce qui n’est plus le cas maintenant bien entendu.

Mais en même temps que ce vertige, il y a dans cette fragilité un vrai potentiel : elle produit du désir, du sens et des projets et cette nécessité de créer est encore plus forte, encore plus intense qu’elle n’était quand j’avais 25, 30 ou même 40 ans. Parce que créer, mettre en scène c’est vivre avec intensité tout à fait particulière, tout à fait singulière dont j’aimerais parler un jour… Et pour éprouver cette intensité je dois absolument me mettre à un endroit qui soit comme une naissance, un endroit de virginité et d’une certaine manière, un endroit d’ignorance. Et c’est sans doute la meilleure façon de vieillir, celle qui consiste à toujours essayer de s’éloigner des certitudes et des savoir-faire. Je préfère avoir le vertige.

J’ai ouvert un lieu, il y a 23 ans (j’ai envie de dire : « Il est jeune il n’a que 23 ans ») qui ressemble à cette sensation : il est vivant et fragile et me donne parfois le vertige. Cette fragilité du Théâtre Océan Nord permet de rester aux aguets, de rester vigilants, elle demande une force créatrice immense, qui ne dépend pas que de moi bien sûr, qui n’existe que grâce à celles et ceux qui font vivre le lieu, à tous ses étages, entre tous ses murs, qui le remplissent de travail, de vitalité et de poésie. Mais elle comporte aussi des risques, entre autres celui de tomber, de s’écraser C’est la raison pour laquelle il est important pour moi de dire aujourd’hui que le Théâtre Océan Nord doit exister pas seulement dans son présent -pas seulement comme un passé sur lequel on se retourne ou qu’on contemple du haut de ses échasses- mais qu’il a besoin aussi de se construire un futur ou pour le futur, qu’il a besoin d’un peu de consolidation, qu’il a besoin qu’on y installe quelques tuteurs vigoureux qui l’empêchent de tomber, sans quoi il pourrait ne pas avoir d’avenir, ce qui serait une perte, et pas seulement pour moi.

Et ceci me fait faire un lien avec la jeunesse que je voudrais continuer à soutenir, par tous les moyens possibles et à qui je continue à vouloir raconter mon histoire parce qu’elle a commencé dans une époque (loin en-dessous de mes échasses), plus favorable où les choses étaient plus faciles, moins liées aux chiffres, à l’efficacité, aux résultats, et que cette chance que j’ai eue je sais que je dois la garder vivace pour que malgré tout, cela serve -même si on ne sait pas comment-. C’est comme cela que j’essaie de travailler à Océan Nord, j’essaie de rendre ce qui m’a été donné, j’essaie de faire pour d’autres ce qu’on a fait pour moi (même si c’est avec moins de moyens) j’essaie de prolonger un flux, j’essaie que ce qui a été vivant le reste et continue à produire du vivant, d’une génération à une autre…tout en laissant ABSOLUMENT aux autres la possibilité d’être différents.

Et pour finir je voudrais remercier les journalistes des Prix Maeterlinck de la critique de la reconnaissance qu’ils offrent aujourd’hui au festival Mouvements d’identité. C’est la première fois que j’ai osé concevoir un événement de ce type-là, le rassemblement de plusieurs artistes proches de moi autour d’un centre, d’une idée, artistes ayant chacune un pied en Europe et l’autre en Afrique. Cette première fois ressemble à ce que j’ai dit tout à l’heure, l’endroit de la naissance. C’était donc la première fois mais j’espère que ce ne sera pas la dernière.

Isabelle Pousseur